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Veille

 

Un ronflement de poids lourd passant la première sous le tunnel du Mont Blanc. Couverture sur la tête,  boules Quiès, rien n’y fait. Quant à stopper ce concert en sifflant comme une marmotte, tu n’oses pas. Ce mec te file les jetons et des brûlures d’estomac.

Il a joué avec toi durant toute la montée, un coup froid, un coup chaud et maintenant ça tourne en boucle dans ta tête. Au coucher, il a promis de se mettre à ta portée, te tapotant sur l’épaule comme un frère, lui que tu ne connais qu’à peine. Mais au lieu de rassurer, le geste t’a troublé, sans parler du sourire ambigu.

Noëlle t’avait prévenu, tu avais haussé les épaules : « Gérard se fout de toi. Une fois passée la rimaye, il changera son programme sans rien dire et prendra une goulotte pourrie à droite de la normale. Il a épuisé le cheptel local de téméraires assez fous pour le suivre, du coup, il débauche les débutants en jouant au débonnaire. Quand il abattra ses cartes, ce sera trop tard. N’y vas pas, Alain ! »

Tu ne peux t’empêcher d’examiner son visage éclairé par la lune, frissonnant à chacun de ses râles impudiques, t’attendant à chaque instant à ce que, devinant ta réticence à son égard, il se réveille soudain et plante son regard accusateur dans le tien.

Réagis, Alain ! Prends ton destin en mains, lève-toi sans faire craquer l’échalis, rejoins en retenant ton souffle l’escalier métallique, descends sans déraper jusqu’au casier à chaussures, équipe-toi dans le noir, ouvre le loquet. Une fois sur la passerelle, prie pour qu’aucun grincement n’alerte le gardien, oublie les toilettes suspendues dans le vide à bâbord et file sur le glacier de la liberté à tribord. Là, soulagé, sauvé, inspirant à pleins poumons, disparais dans la nuit !

Tu n’as pas bougé ? Planté comme un imbécile à vingt centimètres de Gérard, guettant le moindre mouvement du Maître, tu vas passer la nuit à observer son œil roulant sous la paupière, funeste agitation dont tu devines la nature mauvaise ? Et demain, épuisé, tu suivras penaud, brebis promise au sacrifice, rampant sur la glace à l’ombre de la paroi ? Qu’attends-tu, malheureux ?!

Après des heures à douter sur le matelas défoncé, tu t’extirpes enfin de la couverture puante, à pas lents, tu quittes le dortoir. A peine sorti, tout s’accélère. A tes pieds, les super-guides que tu croyais perdues, sur tes épaules, les sangles râpeuses du sac paternel, contre ton dos, la vieille armature de métal et te voici cramponnant avec entrain vers la cime tandis que s’éloigne le refuge.

Tu es libre, Alain, tu as osé ! « J’ai largué ce connard de Gérard ! » cries-tu à tue-tête, remontant à toutes jambes un couloir menant au puits du ciel. Sur ton front, un ruissellement tiède. Non, il ne s’agit pas de ton sang mais de la sueur acide de ce trip fantastique. Alors que tu t’étonnes du maillot de bains que tu portes, un homme sort de la rimaye devant toi, c’est ton père. Tu voudrais lui parler, esquisse un sourire gêné mais il crie « Fils d’imbécile ! ». Alors, tu te reprends. Tu n’as pas rompu la corde qui t’aliénait au Maître de la grimpe pour te soumettre au vieux géniteur. Tu vaux mieux que ça, Alain, avec ton cerveau turbinant à 2 gigahertz, ton énergie de dingue, ton seul désir pour guide, sous les applaudissements de ton psychanalyste qui te voit remonter en courant la pente du bonheur sous la muraille endormie.

L’harmonie est totale. Mis à part la lune disparue sans prévenir, un mauvais présage que tu négliges. Tu tournes ton regard vers le refuge où... Tu la vois ! La gardienne au sourire enjôleur. Chevelure étincelante qui te rappelle un shampoing au Paic Citron que tu t’infligeas jadis dans le Vénéon. Une erreur de flacon ridicule après un retour précipité de la Grande Aiguille, une descente en courant pour fuir la colère d’une beauté qui, après t’avoir fait rêver, voulut t’arracher les yeux au sommet pour venger sa fatigue. Une fois en bas, te voyant verser des litres d’eau glacée sur tes cheveux brillants dans un bouillonnement inextinguible de bulles, elle put jouir d’un mépris définitif à ton égard. Et oublia le châtiment.

Cette fille ne valait pas la fabuleuse gardienne qui te serre maintenant dans ses bras. Quelle force ! On dirait… Gérard ! Saloperie, pense vite à autre chose, par exemple, sa chemise Jacquard mouillée laissant deviner la pointe des seins. « Tu ressembles à Rébuffat ! » lui dis-tu et elle s’esclaffe, tu crois la partie gagnée : « Alain, oublie Gérard, jouis tu moment présent ! » Tu ? Tu as dis tu ? Lapsus fatal ! Tu comme tue, violence et mort. Quant au « oublie », il appelle illico un mauvais souvenir. La faute impardonnable que tu commis à Buis-les Baronnies. La nuit, tu observais avec délectation le sommeil agité de ton second, un débutant à qui tu infligeais un programme d’escalade sadique, dur et dangereux, savourant sa terreur jour après jour, fier de ta supériorité. Comme tu aimerais n’avoir jamais agi ainsi, maintenant que les rôles sont inversés, que la gardienne te ramène au refuge comme un chien en laisse, te pousse à l’intérieur. Te voici revenu au dortoir. Celui de Gérard.

Tu entres résigné, faible, vaincu, reprends ta place sur l’échalis, t’immobilise. Ces claquements ? Ce ne sont pas des pierres au loin, c’est ton cœur irrégulier. Comme au Zanskar, mal des montagnes, peur de mourir, tu te souviens ? Si ça continue, tes artères vont péter.

Des pas dans le couloir. La porte s’ouvre à grand fracas, tu te redresses, cognes la poutre au-dessus de ta tête. De sa voix d’adjudant-chef, la gardienne scelle ton destin : « Il fait grand beau ! ». Un courant d’air froid signale le départ des premiers angoissés, tu tentes un repli sous la couverture mais une main l’arrache aussitôt, te met à découvert. Devant toi, debout, habillé, chaussé, Gérard te braquant sa frontale LED en pleine gueule.

-    Dis donc, Alain, faut te remuer, on n’a pas que ça à faire!

Courbatures et mal de tête. Tu réprimes une protestation inutile. Mieux vaut garder tes forces pour le combat qui t’attend sur deux fronts, escalade et partenaire d’escalade. Alors, de ta voix inaudible de chat mouillé tu pleurniches des excuses, cherchant de l’air malgré ce nœud coulant d’une 9 mm sur ta gorge.



Ponteil


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