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Campto-camping de La Bérarde

 

C’était à peu près comme si un vieux chasseur ou un vieux guide de montagne devait
assister à une conférence de météorologues et finissait quand même par écouter ses rhumatismes.

Robert Musil, L’homme sans qualités.

 

Un acromégale avec des battoirs en guise de paluches. J’étais sûr de l’avoir vu quelque part mais j’ai remis l’identification à plus tard, préférant m’intéresser au petit râblé qui se faisait oublier dans le coin opposé, collé à la fenêtre sud.

Dans le réfectoire, il y avait une quinzaine de personnes. Deux tiers de mâles, cheveux courts ou rasés, tatoués pour certains. Ça bavardait autour des bougies tout juste allumées, parlant pitons et audaces, premières et bivouac. Comme si tout était comme avant. Certains riaient mais ça sonnait faux. La douleur sourde qui me serrait l’estomac ne me laissait aucun doute : ça allait péter.

J’aurais eu tort de me plaindre puisque j’étais venu pour ça. Observer. Témoigner. Comprendre. Raisons qui n’avaient nullement convaincu Noëlle, trouvant louche mon désir de refuge après dix ans de boycott des hôtels d’altitude. Surtout après notre soirée au campto-camping. Elle m’avait accusé de prendre plaisir à ce qui arrivait, de jouer au pyromane en provoquant la violence. C’est faux. Je fais mon boulot, point barre[1]. Que je ressente aujourd’hui ce mélange de peur et d’excitation qui précède une grande course peut troubler, mais nul ne peut conclure, au plaisir ressenti à vivre des trucs pareils, qu’on y est impliqué activement ou passivement complice. Nos pensées les plus criminelles n’ont pas valeur d’actes, n’en déplaise à certains religieux. Il est simplement difficile de rester indifférent face à une situation que n’importe quel imbécile aurait trouvé fascinante.

Dans la pénombre, une corde invisible séparait deux zones, étroit mais strict no man’s land entre deux murs de fourrures polaires, têtues, dos à dos, au moment de la tisane. Les regards fixaient dans leurs vis à vis le reflet de la partie qui se jouait dans le groupe opposé. Pas évident d’affilier sans erreur ces montagnards à un clan quelconque, aucun morphotype qui permette de trancher. L’absence de chevelus m’avait d’abord rassuré, au moins, je n’avais pas affaire à ceux de la Grave, les pires. Puis, remarquant l’accent méditerranéen, je me suis souvenu que Toulon regorgeait de Spitophobes au poil ras qui ne valaient guère mieux. Des mecs pareils, au pied de la voie qui avait tout déclenché, dans l’univers clos d’un petit refuge ! Pas la peine d’être ingénieur en météorologie pour comprendre que ce calme relatif allait voler en éclat en moins de deux. Avant l’extinction des bougies.

Le brouhaha des discussions périphériques s’étiola, puis cessa, ce qui rendit  terriblement audibles les discours cinglants des deux leaders. A un mot venu de l’Est, le râblé tourna la tête, déclenchant le mouvement symétrique du géant. Le chœur des groupies se dressa, muscles durcis sous les polaires et, tandis que débutait la triste chorégraphie, me revint l’identité des meneurs. Je m’entendis déglutir, piteux étranglement dénonçant ma présence.

La nuit tombait. Le refuge ne permettait pas d’échappée rapide et sans risque. On avait le choix entre descendre à tâtons dans les barres sur le glacier moribond, attaquer la muraille noire au-dessus en chaussettes ou, plus risqué encore, se planquer à proximité en attendant que ça se calme et priant pour ne pas être repéré. Sans ma frontale oubliée dans le dortoir et en sabots, j’étais piégé comme un débutant. Aussi nu qu’un indien sans cheval.

Noëlle avait raison. Ce refuge était plus dangereux que le forum du campto-camping auquel nous avions participé la veille et qui disposait au moins d’une sortie de secours. Issue par laquelle je m’étais faufilé dès que ça avait dégénéré, filant sous l’Aiguille de la Bérarde pour passer le torrent au niveau du poste de secours. Je m’en étais tiré sans une égratignure et, à part un Pitonneur du Vercors qui avait plongé dans le Vénéon pour échapper à un caïd du Coinceur Dévoluy Club, on avait évité le pire. Mais j’en avais vu assez pour imaginer ce que ça donnerait plus haut sans la protection du PGHM, même si ce désastre pouvait être imputé partiellement au responsable du campto-camping, un assassin ou un incompétent qui n’avait rien trouvé de mieux que d’engager des gros bras du CAF pour la sécurité ! N’importe quel abruti sait pourtant que les Clubs Alpins d’Europe sont dominés par les Plussistes et tout s’était passé comme on pouvait s’y attendre. La météo pourrie ayant cloué les grimpeurs en vallée, les campto-campeurs étaient venus en masse, 150 à vue de nez, dont une majorité de jeunes étoiles du roc aux tee-shirts à l’effigie de Gérard, hurlant des slogans haineux sous le sourire des vigiles en capylène qui se trouvaient être leurs moniteurs. Pour couronner le tout, le conférencier, historien de l’alpinisme réputé, s’était planté en beauté, un provocateur n’aurait pas fait mieux. Savait-il seulement ce qu’était un campto-camping ? Sous-estima-t-il la force du réflexe conditionné, la puissance de l’égo du grimpeur, la dynamique des foules ? Quoiqu’il en soit, dès son introduction, il accusa Gérard d’avoir lui-même déclenché la guerre après son ascension à la Meije le 14 juillet 2012 : « En choisissant délibérément une cote sèche de 6a+ pour sa variante finale, refusant ce 6b consensuel qui eut pacifié le débat, avait claironné l’historien, Gérard savait nécessairement qu’il serait applaudi par les Sixaplussistes, les plus radicaux parmi les Plussistes. Ceux-ci, galvanisés par le soutien du meilleur alpiniste Dauphinois, lancèrent l’offensive au début du mois d’août, décidés à appliquer la loi Plussiste et relever le niveau du bac. Le jour de la Saint-Barthélemy, les surcotateurs furent éjectés des clubs alpins et interdits d’alpage. Ceux-ci ripostèrent en dénonçant l’hypocrisie Plussiste où décoter le passage clef vaut surcote du cotateur, lequel passe aussitôt cadre-formateur. Cette juste répartie rendit fous de rage les instructeurs Plussistes qui répliquèrent en déséquipant les classiques et collant des scellements en plastique. La suite est connue : accidents en série, rixes entre campto-campeurs, clans jusque là invisibles trouvant consécration à coup d’échauffourées, incendiant salles d’escalade et campto-campings, cordées éternelles brisées, clubs centenaires affligés de scissions à répétition, etc. Bref, dans cette guerre menée au nom de la juste application de l’échelle de cotation française, la responsabilité de Gérard ne fait... »

Ce fut la ruée. L’historien bascula en arrière, touché à la tempe par un granite efficace lancé par un esthète en collant, je vis tournoyer piolets et coinceurs de gros calibre et quelqu’un coupa la lumière.

J’avais eu chaud. Sans pour autant renoncer à mon reportage dans cette baraque vissée à la muraille où je me retrouvais aux premières loges. Et coincé. Alors qu’il se préparait à bondir sur le râblé, le géant m’aperçut. Suspendit son élan. Leva son doigt lentement vers moi, ses lèvres dessinant les syllabes de mon nom, avant que n’explose le fracas des bancs renversés tandis que je plongeai vers le casier à chaussures. Si j’avais pu m’extraire au-dehors, j’aurais vu, au-dessus des arêtes découpées sur le ciel, une lune pleine illuminer de sang noir le campto-refuge de la Meije.


Alain Chellous


[1] En 2012, la formule qui fit florès jadis n’est plus guère utilisée en patois Dauphinois.



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