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Traileurs 2/3

Fanjo

 

Lecteur, permets-moi de t’appeler Fils[1] ! Depuis que nous avons affronté ensemble, sang et sueur mêlés, notre premier obstacle, je me sens proche de toi. Ce passage obligé de l’introduction historique[2] était casse-gueule. Comme cette dalle libérée par le glacier rétréci dès la mi-saison au pied de la face sud-ouest, un bon vieux granite lisse et incliné qui te prend en traître à l’aube, verglas et graviers sous les grosses dont tu as oublié l’usage. Parfois, le voyage s’arrête là, tu restes collé sur la vitre à vingt mètres de l’attaque, incapable de monter ou descendre, priant stupidement pour qu’on te jette une corde alors que tu sais parfaitement que personne ne vient jamais ici. Mais sois sans crainte, Fils[3], ce ne sera pas le cas aujourd’hui ! Tu t’es bien débrouillé, évitant une glissade que je croyais garantie. Résultat, nous sommes dans les temps et je vais pouvoir aborder notre premier chapitre.

Pas une raison pour saliver comme ça. Je sais que tu ne rêves plus que de l’Utéhèmmbé mais, avant de poursuivre, rappelle-toi que trop d’enthousiasme mène à la déception. Autre chose. Je sais que tu crains que je ne veuille te dégoûter de ta passion, démolir tes idoles : oublie ce qu’on t’a dit. Contrairement à ma réputation, je ne suis pas un calomniateur professionnel, destructeur et haineux qui ne fait rien qu’attaquer les héros de l’Olympe. Je n’ai aucune intention de faire chuter le Trailer après le Pitonneur et ne citerai à comparaître aucun de ces volatiles stupéfiants survolant l’ultra-trail et chevauchant les nuages. Je les ai épargnés et les épargnerai parce qu’ils ne sont pas ma cible du jour. Sache que, si j’ai convoqué l’Utéhèmmbé, c’est aux seules fins d’évoquer les Hertétés. Oui, j’ai bien dit Hertétés. A ton air hébété, je devine que tu n’as aucune idée de ce que signifie cette rocailleuse et mystérieuse éructation. Je vais l’expliquer mais afin que tu comprennes bien, il me faut te rappeler ce qui suit, Fils.

Quand le silence glacial des cols du TMB fut rompu par le crissement caractéristique de l’ultra-basket minimaliste, les chocards du Brévent saluèrent l’événement d’un envol enthousiaste, diffusant l’information à toutes altitudes, relayés presque aussitôt par une effervescence de chorales suisses. Le téléphone alpin étant ce qu’il est, la nouvelle résonna jusque dans l’obscurité du vieil Oisans, faisant trembler dans les tanières des verres déjà vides. Dès le lendemain, des Dauphinois surexcités, infidèles aux ancêtres colporteurs, jetèrent leurs croquenots de cuir aux orties, exigèrent du cardiologue secteur 2 un passeport d’effort pour dissoudre en deux mois leurs tendres poignées d’amour. Au point que leurs compagnes effarées, soudain couvertes de bleus, les crurent sous l’emprise de sectes végétaliennes. Après avoir chéri ces douceurs adipeuses du guide soucieux de durer, nos apprentis trailers vomirent soudain les médaillés rondelets qui les avaient guidés jadis au Dôme de Neige. Le converti nouveau, non content de cracher sur la branche ridée qui le porta, lâcha le piolet au profit du manuel plastifié, observant scrupuleusement le rituel du trail, programmant montre-GPS, compulsant échelles, cartes et repères, analysant postures et motricité, éliminant verrues plantaires et champignons du sillon, calculant dénivelés, calories, poids, vitesse et inertie. Derrière chaque col, un horaire, à chaque courbe de niveau, une fréquence cardiaque, dans la poche, une calculette et dans le ciel bleu de l’Oisans, le soleil étincelant d’un diagramme Excel. Gare à qui ne savait compter.

Bref, on crut l’heure des anciens passée et ceux-ci carrément dépassés, eux qui faisaient depuis toujours du maximalisme sans le savoir comme monsieur Jourdain de la prose. Ces lourdauds s’étaient crus condamnés au gros portage, donc interdits de demi-pointe, écrasant joyeusement le talon sur des Vibram éternelles. Méprisant le ménisque et le plateau tibial, ils avaient jusqu’alors usé de ruses subtiles, mules increvables louées aux paysans pour monter le picrate en jerrican, treuil Poma pour tracter les sacoches, dépose préalable au pied des voies pour assurer gîte et couvert sous le nez de marmottes incrédules. Tactiques de commando qui permettaient le confort sans grimper avec un coffre-fort sur le dos ni exiger de soi-même un poids de Skeletor d’UTMB. Ainsi, tandis que le coureur du Mont Blanc se délestait sans regrets du muscle anaérobie superflu, quitte à frôler la transparence, les montagnards de Romanche méprisaient le régime, exhibant des cuisses épaisses de randonneurs gastronomes et des godillots à semelles de trois kilos. Leur désir de lutter était intact mais, perclus de rhumatismes, esquintés par le portage, la partie sembla jouée en cette fin d’été 2012. Les anciens s’apprêtaient à être crucifiés par un Jésus revanchard et saignant, ultra-trailer bionique surgissant du Galibier.

Désespérés, nos anciens abdiquaient, fermant une dernière fois le loquet de bois du chalet, cachant le génépi et le baudrier Rébuffat qui avait tant fait souffrir, se bouchant les oreilles pour ne pas ouïr le souffle de forge de l’ultra-trail. Bref, à l’instant même où ils s’éclipsaient d’un pas lent et le cœur gros, surgit, en contre-jour au sommet du Vieux Chaillol, celui que l’on n’attendait plus. Qu’on avait cru légendaire. Dont les aventures semblaient appartenir aux fictions radiophoniques pour ménagère de moins de cinquante ans, cible privilégiée du publicitaire.

Quant cette vision lunaire apparut, l’angle interne des yeux presbytes de nos montagnards sur le départ fut inondé de larmes. Gênés, les vieux se justifièrent en invoquant des poussières de Savoie portée par le vent du Nord, mais sous le cuir dur, le cœur frissonnait, ces hommes fiers tremblaient à la vue de l’homme-chamois qui approchait, à demi invisible dans les massifs de rhododendrons. Descendant de là-haut, il venait laver l’affront de la destitution de la marche à papa, armé de Vercors Galibier hors d’usage.

On ne l’avait encore jamais vu, mais le doute n’était pas permis. Celui qui sortait du maquis ne pouvait être que Fanjo. L’homme des Hertétés.



[1] Par convention, je m’adresse à un interlocuteur mâle. Le traitement qui lui sera infligé ultérieurement devrait éviter toute accusation de sexisme et misogynie de la part d’une interlocutrice.

[2] Cf. la première partie : Utéhèmmbé.

[3] Je répète trop, exact. J’aime jouir de l’asymétrie générationnelle

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