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Textes Courts & Chroniques |
Trailers 3/3 Les
Hertétés Ainsi,
en ce premier jour d’automne 2012, Fanjo descendit sur l’alpage. Cheveux
filasse pour drapeau, nudité d’indien en maillot de bain, piolet à la
main.
Sitôt apparu, sitôt disparu, tel un rêve fugace. Zombie sans sac ni
gourde, pas
une amande en poche, sautillant sur glaciers et pierriers comme
l’hermine
immaculée, Fanjo révélait son visage à tout le Dauphiné. De
son vrai nom Janov qu’on prononçait Janof[1].
Le plus maximaliste des minimalistes. Celui qui, méprisant la coquille
imper-respirante avait conservé pulls d’acrylique 70 et doudoune
déplumée René
Desmaisons, portait drap de Bonneval le samedi mais se baladait à poil
sur glacier
le dimanche, enfilant in extremis son maillot de bain à l’approche des
adolescentes
du stage UCPA. Lui, ce type qui, après avoir titubé au ralenti en
sortant du
refuge, buté des heures durant sur les cailloux du couloir Coolidge, se
jetait
subitement adonf dans la descente du Pelvoux, pulvérisant l’horaire.
Lui
encore, l’indien de Romanche qu’une digestion difficile après l’auberge
clouait
dans la montée au Lauvitel mais qui, après avoir vomi ses tripes,
décollait
comme un aéronef, saisi d’un élan de génie pour traverser l’Oisans
d’Ouest en Est
à la vitesse d’un cheval. Fanjo !
Le réconciliateur de styles, gros porteur de sacs en plein cagnard ou
pur-sang nu
galopant avant l’aube, sillonnait depuis le plus jeune âge son Dauphiné
natal au
petit pas, au trot, au galop, empruntant drayes dominant les abîmes et
passages
oubliés sculptés dans la roche, franchissant cols et crêtes, alignant
sans en
oublier un seul les sommets du massif. Nourri de myrtilles et
d’amandes, de
gratins dauphinois et semoule de blé, gorgé de Tonimalt, raisins secs
et avoine,
de sésame et tout un tas d’autres choses. Quant aux boissons, ça
dépasse
l’entendement. Sa recette pour avancer était de n’en point avoir, son
programme
tenait de la pure improvisation, sa philosophie, de la météorologie
articulaire
et il n’avait pas plus de théorie médicale. Aucun trail collectif à son
actif,
nul classement, rien que des racontars. On le savait coureur imbattable
par des
chasseurs imbibés qui, surpris à l’aube, l’avaient vu disparaître avant
de
trouver le fusil ou par des guides égarés qui l’avaient repéré au
roulement des
pierres dans la nuit. Bergers, chiens pastous et marmottes attestaient
de son
existence mais sans vidéo, pas même une photo, on était contraint de
s’en
remettre à mille suppositions, élucubrations, extensions, déductions,
inférences, hypothèses. Rien de solide. Jusqu’à ce jour d’automne 2012. Tu
te demandes où je veux en venir, Fils. Question légitime qui prouve que
tu suis
et je t’en félicite. Alors
que tu hésites sur ton avenir, ne sachant que choisir entre grimper et
courir,
il me semble utile de t’aider. Je ne veux pas que tu partes en couilles
au jour
du grand bilan, quand tu présenteras le CV terminal, qu’il te faudra
saisir le
bon papier sans confondre la liste intégrale et honnête de tes courses
d’alpiniste
avec celle de tes classements d’ultra-trail. Tu dois orienter dès
maintenant ta
carrière si tu veux conserver quelque chance d’atteindre un bilan
potable. Une
fois la voie choisie, tu apprendras à éviter embûches et blessures pour
ne pas manquer
les épreuves indispensables pour l’obtention des points requis, honteux
et
couvert de glace, suçant des tonnes de corticoïdes. Bref, si, après
mille
digressions, je te fais rencontrer Fanjo, c’est parce que je le crois
le plus à
même de t’aider dans ce choix difficile. Autant dire qu’il tombe à pic[2]. Car
s’il est un homme dont l’exemple peut guider, c’est Fanjo. Ecartelé
entre deux axes,
alpinisme et trail, marche et course, grimpe ou vitesse, roc ou
sentier, au
carrefour de deux mondes, passé et futur, entre génération moribonde et
naissante,
cumulant les expériences extrêmes et parfois opposées, il est en son
corps, en
son âme, la synthèse de la dualité. Mais surtout, et là se situe
l’argument
principal, si un être aussi catastrophique que Fanjo a pu dépasser les
meilleurs comme l’affirme la légende, alors, il ne fait aucun doute que
n’importe
quel imbécile comme toi peut s’élever au-dessus des masses et rejoindre
les
héros. Tu comprends enfin pourquoi cette lecture va changer le cours de
ta vie ?
Alors, Fils, ne décroche pas. Pas encore. Tu
as un mal fou à t’identifier à Fanjo, toi, le félin du col de
Balme ? Sa
gueule ne te revient pas parce qu’il est fils d’un maximaliste pur jus
aux
vertèbres de Taureau ? Qu’il n’a rien du Trailer largué débarquant
sous la
bannière d’arrivée, joues creuses sous l’œil affamé ? Je te
comprends, la
première fois, j’étais déconcerté, ne retrouvant pas à sa vue
l’oppression
familière qu’on éprouve devant l’apparition d’un clone en collants
noirs. Ni
élastoplast, ni bandage, ni genouillère. Aucune pharmacopée de
cycliste. Un
matériel estampillé Caterpillar, fait pour durer, non pour alléger. De
toute
évidence, un agoraphobique inapte à l’UTMB, penses-tu, sûr de ton
intuition. Et
te mettant ainsi le doigt dans l’œil et profond. En
effet, ce bâtard de Fanjo au profil désespérant, je te l’accorde, a
passé son
enfance à courir comme un pur Mexicain. Galopant derrière Eugène Tour,
son
père, un dur à cuir à longues jambes qui souffrait de phobie du retard.
De
moins coriaces que Fanjo eussent été anéantis par cette maltraitance,
se
laissant choir dans le premier fossé en attente de l’assistante
sociale. Fanjo,
quant à lui, développa une rage envers le paternel, qu’il sublima dans
le
souffle, premier, deuxième puis troisième. Sitôt atteinte la
demi-taille de son
géniteur, il remonta la distance, soufflant, crachant, puis le dépassa
pour ne plus
jamais lui laisser de chance. Sa mère, Eugénie Ecrins, joua d’abord la
complicité sinon la fusion avec ce fils ingrat et ne fut d’abord pas
mécontente
du tour joué au Père Tour. Jusqu’à ce qu’elle soit finalement distancée
également.
Eugène et Eugénie, réconciliés alors par une commune culpabilité
effectuèrent
sans compter des tours d’Oisans autopunitifs, marches de forçats dont
on fit
des GR, tandis que Fanjo s’envolait dans le ciel du Dauphiné. En
quoi cet exemple est-il susceptible de t’aider, demandes-tu ?
Bonne
question, Fils. J’arrive à ma conclusion et te promets que la lumière
va
frapper, éblouissante, dans un instant. Il
ne fait aucun doute que Fanjo Tour-Ecrins a trouvé dans son besoin de
vengeance
à l’égard du père une source inextinguible d’énergie. Et dans l’amour
de la
mère, contrarié par le tabou de l’inceste, un coefficient
multiplicateur de
vitesse. Mais cette fuite en avant ne contredisait pas la fidélité au
grand-père paternel dont j’ai oublié de te parler et qui fut grand
porteur de pommes
de terre. Fruit de ces identifications divergentes au rapide et au
lent, au
léger et au lourd, à l’effort et au repos, Fanjo a fini par créer les Hertétés, forme ultime d’Ultra-trail,
accessible aux seuls sages. Ce faisant, Fanjo t’a indiqué la voie et
nous
bouclons là notre trilogie du trail. S’il
te faut galoper loin de tes père et mère, n’oublie pas de ralentir en
pensant
aux anciens, Fils. Tu en
sais maintenant autant que moi. Ne me remercie pas, Fils, ton bonheur
sera le
mien. [1] Qui donna l’anagramme Fanjo [2] Oui, j’ai décidé de parler au présent :
c’est plus
dynamique et digne de Fanjo |
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