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Textes Courts & Chroniques |
Le
Toit de 1973 A
14 h 45, sorti du surplomb, je crus l’affaire bouclée. Quand
le défilé de strato-cumuli avait cessé à 14 heures, les mousquetons avaient été frappés
d’une volée de flèches d’or, étincelant comme cristaux de glace. Cette
vision avait dissipé ma rancœur envers le cordonnier dont les imitations de
Superguide fabriquées sur mesure n’avaient d’autre qualité que le prix
imbattable. Au premier éboulis, le cuir trop frais de ces pompes affreusement
dissemblables s'était couvert d’estafilades tout en comprimant assez
l’orteil pour en expulser l’ongle. Enthousiasmé
par l’éclaircie, oubliant godasses et orteils, je m'étais levé, prêt au combat, marteau
glissé dans une boucle cousue mains fixée au baudrier, anneau en bandoulière
chargé de pitons en acier doux et deux broches à glace au cas où. Sur mon
casque, les lettres rouges du prénom assez grandes pour identification à 25
mètres. Pour
les historiens soucieux de détail, complétons la panoplie : chaussettes écorchées,
knickers issus d’une coupe infra-patellaire d’un pantalon moribond, veste d’escalade rouge
rescapée d’un stock bradé. Quant au trésor que
la poste avait livré trois jours avant, une corde Mammut 11 mm couleur feu, je
la laissai au camp de base. Ceci bien que la merveille fût produite en Suisse, origine
prestigieuse selon le catalogue biblique du fournisseur Parisien fasciné
par la qualité du nylon mais oubliant l'opacité des banques Genevoises et la
charité lactée de Vevey submergeant l’Afrique de poudre vitaminées donc
de diarrhées (l’eau potable étant plus rare en pays tropical qu’au milieu de l'alpage
suisse). Partir
sans corde peut surprendre mais j’étais décidé à n’user que d’auto-assurances
rudimentaires aux points successifs de la partie artificielle. Partie nécessitant
deux étriers, l’un aux planchettes alu frisant l’horizontale lors de la mise en
pression, l’autre en sangle large, dure à enfiler, surtout avec le cuir humide
de mes pompes expérimentales. J’avais
attaqué la longueur, chargeant lentement le pied sur un graton minuscule. Comme
si, pénétrant dans un espace sacré au sol couvert de verre pilé, je risquai de
réveiller la fureur d’un Dieu carnivore. Je tentai d’abord (mais en vain)
d’assourdir le couinement des Vibram, le cliquetis incessant des mousquetons
bonaiti, le craquement des prises précaires. Puis, aucune forme rugissante ne
surgissant du surplomb à l’Est, j’avais repris confiance. Qu’importe
le bricolage et l’inexpérience ! L’avant-pied sur mon rebord glissant, j’avais
contourné brillamment la première difficulté, un spigolo miniature à saisir des
deux mains sur la tranche, puis basculé pour saisir une rainure verticale de
l’autre côté et retrouver l’équilibre. Derrière ce « spigolo » (rien
à voir avec celui des Deux Sœurs en Vercors), une version réduite du dièdre de
la directe américaine aux Drus puisque celui-ci n’excédait pas deux mètres. Il butait
sous mon surplomb, rectangle parfait à parcourir sur la longueur externe, cinq
mètres jusqu’au coin opposé. Depuis mon spigolo, j’avais shunté ce dièdre pour
atteindre en un mouvement l’angle que formait le toit avec le mur vertical
sus-jacent, lequel comportait, cinq centimètres au-dessus du surplomb, une
fissure horizontale pitonnable. Au-dessus de cette fissure, une série de
lunules attendait gentiment mes anneaux sur une autre horizontale. Ainsi, pour
peu que rien ne casse, suspendu à mon matériel au-dessus du damier miroitant de
l’abime, j’étais sûr d’avaler ce passage d’A1, seul et bien avant 15 heures.
Exploit minable aux yeux du moderne mais l’époque raisonnait artif. Ecrasant
mes Vibram en dülfer contre l’arête du spigolo, j’avais fixé une sangle à bout
de bras sur la première lunule et m’y étais vaché aussitôt. Négligeant
l’écrasement thoracique, sortant les pédales, j’avais traversé, passant de
longe en longe, répétant le même geste sans précipitation, concentré, aveugle
et sourd au monde alentours. J’avais planté une lame, élargissant la fissure à grands
coups de marteau, ignorant le grincement suivant ma suspension au clou. Alternant
lunules, tractions manuelles et même un coincement de talon sur l’angle pour la
frime (audace postmoderne incontestable), j’avais enfin ligoté la dernière lunule
avant l’escalier confortable amenant au relais. Au
total, cinq points d’assurance, quatre lunules et un piton. Progression
efficace, économe, aucun doigt écrasé et à part le piton, j’étais resté discret.
Gagné. A vue de nez, 14 h 46. Un
grondement caractéristique au Nord pulvérisa l’espace-temps et la sérénité. Il aurait
fallu agir, sauter sur les marches, déséquiper en urgence, ne laisser aucune
trace. Avant qu’il ne soit trop tard. Adepte de prière utilitaire et de pensée
magique, je restai hélas inerte, misant sur l’impossible tandis que raclaient
les pieds d’une chaise qu’on déplace. Pas excédés suivis de l’ouverture de la porte
taboue, puis l’inéluctable sortie du bureau. Approche dans le couloir. Arrivée
dans le hall. Je
le sentis, posté derrière moi, deux mètres maximum. Dérangé dans son
intellectuel labeur, constatant les dégâts, plinthes et longerons griffés,
cornière décollée par le piton massacreur, balustrade de mezzanine à demi
arrachée par les sangles sous lesquelles je pends comme un saucisson. Il
n’avait pas pour habitude de hurler comme un goret mais n’était pas du genre à se
taire s’il fallait parler, lui qui n’avait rien du banquier suisse, qui, modeste
locataire, ne pouvait laisser dégrader notre logement. Voilà ce que disait l’ombre
sur le carrelage blanc et noir, l’épine du regard qui traversait ma nuque. Rétrécis,
réfrigéré, tétanisé, je rentrai en moi-même comme au jour de l’explication
qu’il avait eu avec moi pour éclaircir la disparition de ses pièces de 5 francs,
tandis que je revenais de l’école avec la torche électrique qu’aucun argent de
poche n’expliquait. J’en
étais là, mesurant avec gravité l’effet délétère du pitonnage sur boiserie
quand on sonna à l’entrée. Après un court instant, mon père vira au Nord-est, délaissant
le chambranle de porte qui fut mon spigolo et le surplomb de la mezzanine. Pendant
qu’il accueillait l’intrus, je déséquipai à toute bringue, retirai mon piton à
la main, essayant sans succès de colmater l’espace entre les lames de bois. Mon
matos rejoignit la Mammut dans un placard supposé éviter une confiscation. N’osant
croire l’affaire close, en guise de diversion, je plongeai dans la rédaction
passionnée d’un topo, schéma, cotations, points de progression. Reprenant
souffle et espoir tandis que le père embarquait le visiteur, je songeai à la fissure
devenue assez large pour une cornière en acier dur, possibilité que je jurai de
tester. Puis, abandonnant mon premier topo de l’an 73, j’ouvrais « Carnets
du Vertige », pour respirer l’alpinisme d’après-guerre. Alain Chellous |
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