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Annales des Topo-Guides de l'USDMHD - Années 2000-2020 |
Meije, Doigt de Dieu Directissime 2012 Voie certifiée par le Département
des Exploits et le Comité d’Excellence de l’Université. Visa n° 100-06-2012
L’affaire
dans votre cas, heureusement, se soldera par une simple dénonciation de vos
lâchetés minables au terme d’une brève course-poursuite. Après avoir tourné
autour du pot, couru comme un dératé pour égarer vos poursuivants et vous être
écroulés au bar du coin de la rue, vous serez embarqués avec sac, baudrier,
crampons, piolet et tout reviendra d’un seul coup : nom de la voie, hauteur,
difficultés. La mémoire n’est jamais définitivement asséchée, voici la bonne
nouvelle. La mauvaise est que l’âge et l’expérience vous obligent à regarder la
chose en face. Effectivement,
il est là. Devant vous. Le Doigt de Dieu. Pic Central à la Meije. LA MONTAGNE. Profil
affolant connu de tous les alpinistes du monde. Face sud fantastique au
surplomb final visible de tous côtés, du Grand Pic à l’Ouest, du Lautaret à
l’Est où se pressent pour l’admirer les hordes de transhumants européens. Cette
pente à l’envers domine l’immense versant sud, glacier, moraine, vallon qui se
prolonge sur des kilomètres jusqu’à la Mecque de l’Alpinisme, le célèbre hameau
de la Bérarde. Bon
Dieu, comment avoir pu le négliger si longtemps ? Déni inconcevable.
Malgré l’appréhension et la fatigue, vous êtes heureux d’oser enfin affronter
la vérité. Regard fixé sur la cime céleste, larme extatique née d’on ne sait où
coulant sur la joue ridée. Vous cherchez une ligne de faiblesse. Estomac noué,
sensation familière : ça se connecte. Vous comprenez que ces années à
traquer le rocher, dénouer les ruses de l’alpe, aligner les départs nocturnes,
errer dans les pierriers à la recherche d’un départ qui ressemble à un départ,
ont été votre préparation. Vos
aventures n’avaient qu’une raison d’être : vous affermir pour la rencontre. Avec le Doigt de Dieu. Bilan
de votre carrière alpine : beaucoup d’erreurs, certes, mais quelques
succès. Et quels succès ! Il arriva parfois que vous trouviez la
voie ! Pourquoi pas aujourd’hui ? Pourquoi pas ? D’autant plus
qu’on dit que la voie, si terrifiante soit-elle, s’impose aux plus indécis,
aucun problème d’itinéraire. Même perdu, on s’y retrouve. Du jamais vu. Une
fois engagé, on n’a qu’à suivre le Doigt. Où qu’il mène. C’est d’ailleurs là le
hic car nul n’ignore que ce Doigt est capricieux. Capable de changer sa direction
à tout moment. Et d’ailleurs, inutile de tergiverser, fini le temps des
mensonges et de l’évitement, crions haut et fort : le Doigt change toujours de direction ! Après vous
avoir guidé fidèlement vers le haut, quand vous croyez l’affaire dans le sac, demi-tour
obligé ! 90° deviennent 180°. Inéluctable, chacun le sait quand bien même
on feint de croire le contraire. Dissipons
un malentendu fréquent. La question n’est pas seulement celle de la volonté du
Doigt de Dieu. La question est aussi et surtout celle que pose le Nom de la
voie qui nous attend aujourd’hui : « Sens de la Vie ». Que
faut-il entendre ? Je réponds : pas ce que l’on croit généralement.
Ne cherchez aucune complication mystico-philosophique ou psychologique. Prenez
le sens premier du mot « sens » : entendez
« direction » et rien d’autre. Ce qui signifie que la voie indique
simplement la direction à suivre. Dès
lors, l’impossibilité de se perdre ici apparaît comme un fait parfaitement
cohérent, inéluctable. Cette évidence universelle correspond au projet des
ouvreurs. Itinéraire divinement réussi, bien mieux que la majorité de nos
itinéraires modernes rationnels. La
voie propose donc une direction à laquelle il faudra se soumettre quelque soit
l’état mental et physique. Notons à ce sujet que de nombreux candidats, femmes
et hommes d’expérience, décident de s’attaquer à cet objectif sur le tard. Inertie
morale qui leur a fait perdre leur souplesse initiale, gagner nombre de
douleurs et une bonne dose d’arthrose et faiblesse musculaire. Certains furent
opérés, gagnant des kilos de ferraille en guise d’articulations, d’autres ne
peuvent se passer d’appendices statiques, bâtons téléscopiques ou déambulateur.
Tenant compte de cette particularité, Gérard Nick-Pelit, grimpeur loyal devant
Notre Seigneur, a choisi, en dépit d’une parfaite condition physique, de
grimper avec déambulateur, ce qui, on s’en doute, compliqua terriblement
l’escalade. En
conclusion, s’il ne fallait retenir qu’une chose, ce serait ça :
« Sens de la Vie » signifie « direction à suivre » et non
« signification à comprendre ». Vous avez saisi ? Parfait.
Vous fûtes d’une patience remarquable, je suis certain que ça vous sera comptabilisé
au final. Bientôt. Description
de l’itinéraire.
Dernier
point et le plus remarquable : le caractère d’exception de la dernière
longueur. Ici,
la propagande mensongère n’est pas de mise. Autant annoncer en toute franchise
ce qui adviendra. Autant prévenir. Le grimpeur découvrira dans la peine et la
douleur des aspects peu décrits de la pratique alpine. Dessous sinistres d’une activité
prétendument sportive : repos forcé, passages subis plus que choisis, météorologie
et conditions hostiles, caractère détestable du camarade de cordée, erreurs de
casting dont vous serez vous-mêmes un exemple plus souvent qu’à votre tour. Parfois,
d’heureuses découvertes (copain sinistre qui se révèle joyeux bougre, plaintif chronique
qui vous sort de la crevasse, trouillard de choc qui prend la tête après la
chute qui vous a terrorisé, vous rendant incapable de poursuivre). Ces
caractéristiques bizarres peuvent démobiliser dans la mesure où tout semble
échapper, l’impuissance devenant la règle. Ne vous laissez pas pour autant
hypnotiser par les sirènes du lâcher prise : ne négligez pas votre
préparation. Ici, plus qu’ailleurs, il s’agit d’éviter l’hécatombe, l’échec
minable, en maîtrisant technique et émotions. Il faut savoir accepter la
défaillance sans accuser les camarades. De ces épreuves, ces joies, vous tirerez
un sentiment de plénitude, expérience bénéfique dont vous tenterez d’extraire
un enseignement à transmettre avant qu’il ne soit trop tard. Vous le ferez sans
oublier cette triste réalité qui fait que ceux que vous tenterez d’instruire pour
leur épargner vos erreurs n’écouteront rien, oubliant vos conseils aussitôt
pour choisir la variante déconseillée. Pas une raison pour laisser tomber[2]. Bonne
chance et Adieu. Pied
de la voie Au
pied de la voie, deux versants principaux séparés par un ravin gigantesque et
parfaitement infranchissable. L’un ensoleillé, l’autre si noir qu’on croit souffrir
d’un trouble grave de la vision, genre AVC. Hypothèse plausible si vous avez
oublié l’aspirine. Notez que la muraille obscure ne prend jamais le soleil, quand
ce dernier dépasse la crête qui maintient la face dans l’obscurité, un nuage astucieusement
tapi au fond du ravin, jaillit soudain et avale terre et ciel, absorbant toute
lumière, vous condamnant à croupir dans la nuit de la mélancolie. Le
ravin vous bloquant du mauvais côté, il faut trouver un chemin dans cette
muraille incompréhensible. Aucune intelligence n’y trouve sens, aucune formule
mathématique qui la maîtrise, rien pour l’apprivoiser. Enchevêtrements de
grottes, dièdres en queue de poisson, fissures verticales qui soudain font
demi-tour, vires aimables de loin qui sont des rampes glissantes. Tout à l’envers. Pas comme
l’autre face ensoleillée aux lignes continues, fiables, rocher excellent. Revenez
à ce qui vous attend. Qui vous attend ? Vaine question. La perspective de
n’être attendu par personne n’est pas acceptable, je sais. Mais je n’ai pas
l’habitude de mentir et autant vous dire droit dans les yeux qu’il n’y aura ni
tendresse, ni pensée pour vous, rien pour vous accueillir. Vous refusez l’idée ?
Bien que n’étant pas de ces bébés formés à la pensée magique, croyant que crier
sa faim suffit à déclencher la vidange du biberon à bonne température, vous n’envisagez
pas plus l’hypothèse du vide que l’absence de projet qu’Il aurait pour vous, l’absence
d’un Créateur soucieux et attentionné ou de Mère supérieure vous préparant un
lit moelleux sur une vire douillette. Avant de vous engager dans un mouvement
athée, vous lutterez contre la morosité ambiante et le vertige du no-future, refuserez
stupidement le néant, répétant jusqu’à vous abrutir qu’il y a quelqu’un ou
quelque chose là-haut, là-dedans. Une raison, un sens. Vous n’êtes pas, ne pouvez
être, ne serez jamais seul : répétez le mille fois, imprimez ça dans votre
cortex. Chérissez l’espoir en dépit du scepticisme maladif et juste qui vous
saisit au pied du mur à l’instant où vous ne voyez au-dessus de vous aucune
possibilité d’ascension. Regardez.
Vous vous étiez fait du mouron pour rien. Vous les voyez. Nombreux, difficile à
compter dans la pente immense. Dispersés au pied de la muraille par petits
groupes, cachés derrière des blocs. Choisissez quelqu’un. Pas quelqu’un qui
convienne parfaitement, faut être réaliste à ce stade. Juste un appui humain. Ou
qui y ressemble. D’un coup, tout paraît plus facile. C’est
bon ? Maintenant, faut y aller. Evitez
toute précipitation. Réfléchissez. Avant de foncer tête baissée, observez. Remarquez
que l’ombre qui vous enveloppe semble se fondre en vous. Vous êtes maintenant
de même nature, vous n’êtes donc plus seul. Remarque qui ne procure aucune
chaleur, cette ombre est sinistre, j’admets, mais c’est un passage obligé. Comme
la remarque que je dois faire à propos de vos doigts glacés. Revenons
à nos moutons. Plutôt notre paroi, LA voie. Je fais vite. Point
positif : immensité. A première vue, aucune limite. En fait, si, mais
c’est trop grand, alors on ne cherche pas trop loin, on s’intéresse à ce qui
est à portée de main ou de pied, de voix et un peu au-delà. Rien de
réconfortant, pierres instables, individus agressifs. Quelques passages semblent
possibles mais ça fait peur. Question.
Quelles prouesses physiques sont requises ? Comment constituer les équipes
d’attaque ? Quelle solidarité attendre là-haut ? L’inquiétude croît. Résumons.
Vous êtes là où il faut. Dans le vrai débat. Vous avez admis que ce qui vous est
destiné est au-dessus, pas de l’autre côté du ravin. Vous savez qu’il fera
toujours plus ou moins nuit dans ce secteur et que seul ou accompagné, vous
avez peu de chance d’arriver. Vous rôle consiste à suivre sans réfléchir un
type dont vous n’avez qu’à peine entrevu le visage et qui vous a dit qu’il vous
laissera passer devant tout à l’heure. Proposition aimable mais vu la fatigue,
ça ne vous emballe pas du tout. Suivez-le sans tirer à la corde de façon trop visible.
Tentez de respirer calmement, oubliez vos vertiges, les hauts-le cœur qui
compriment les boyaux, ces ruisseaux de glace qui ralentissent la pensée.
Ne pensez pas trop à la Fin
de v(o)ie A
l’approche du sommet, les voies se confondent. Simple nécessité
géomorphologique qui fait de nos cimes des tours soumises aux contraintes de
cohésion physiques. Aucune montagne n’a de sommet plus large que sa base. C’est
plutôt l’inverse et dans des proportions considérables si bien que, alors que
les sommets se contentent de quelques mètres carrés de surface (quelques
dizaines pour les plus confortables, quelques centimètres pour nos plus fines aiguilles), leurs bases accumulent les
kilomètres carrés. Lourde morphologie qui fit dire par un malotru que nos
déesses Dauphinoises n’étaient que des tas de cailloux informes. Ainsi, quand une
paroi large d’un kilomètre à sa base propose une dizaine de départs
indépendants, possibilités multiples pour des grimpeurs aveugles les uns aux
autres, la logique des pentes fera se rapprocher les lignes au fil de
l’ascension, les pitons caractéristiques d’une voie taquinant ceux de la
rivale. Puis, sous le sommet, les grimpeurs qui s’étaient crus isolés se
battront pour le relai et le drapeau sommital, bousculant le vieux cairn,
lâchant le livre d’or délavé dans le vide entre deux injures. Problème
classique multiplié à l’infini au « Sens de La Vie » car cette
montagne fusionne avec les itinéraires les plus sauvages du Dauphiné. J’ai
fait vite, essayant de satisfaire ton (allez, je te tutoie, c’est un jour
spécial) rêve d’arriver au bout, d’en finir avec la question du « Sens de
la Vie ». Rêve qui consiste à croire au Sens Unique, une trajectoire
rectiligne pour un accomplissement lumineux et repos au sommet. Hélas,
il est temps de revenir au réel. Dégriser. Désolé, faut pas m’en vouloir mais comme
tout auteur agréé de topos, j’applique les règles venues d’en haut. Je l’ai
dit, les voies se rejoignent toujours. Or,
au Doigt de Dieu, la paroi surplombe totalement. Notre voie emprunte le passage
audacieux de Victor Chaud, droit dans le surplomb, sauf qu’ici, il manque la
prise de sortie. Je ne dévoile pas un secret d’état, la direction va donc
changer brutalement, tout le monde le sait même si on fait semblant de
l’ignorer. Mais avant ce moment fondamental, caractéristique, redoutable, il
faut encore affronter quelques problèmes. Bien que, au point où on en est, fatigue,
altitude, on s’en passerait bien. Par
exemple, le truc énervant, c’est qu’on ne peut pas se passer de répéter
mécaniquement des passages pourtant déjà gravis, butant comme une bourrique sur
des murs à éviter. Sur ces parties brisées, on hésite, stagne, rebrousse chemin
pour recommencer ensuite la même erreur, oubliant la nuit proche, le temps qui
se gâte, l’urgence de la descente. Enfermé dans un univers fermé, refusant les
conseils. Cependant,
malgré ces contretemps, vous accéderez TOUJOURS à la dernière longueur. Au passage
le plus dur, le plus exposé. Et ça quand vous tituberez de fatigue. Assis au
relais pour souffler, tête qui bourdonne, serrant vos lacets pour la vingtième
fois, vous découvrirez soudain que le premier a disparu. Seul. Vous saviez que ça
arriverait, l’avez toujours su, mais c’est venu plus vite que prévu. Ce
qu’il faut comprendre est maintenant d’une simplicité absolue. En plus des
difficultés énumérées ci-dessus, fatigue, altitude, raideur, exposition du
surplomb terminal sans repos possible où descendre est impossible, en plus de
tout ça, solo intégral ! Le dernier passage se fait seul. La suite est
connue, c’est là qu’on change de direction. J’ai tout dit : changement de
direction radical. Ce
passage insensé sera le dernier. Ce mur sale qui repousse, ne pense ni ne dit rien,
qui se trouve là parce qu’il fallait bien mettre quelque chose, sera la
dernière image. La Fin. Sans livre d’or, ni paysage magnifique ni tempête
héroïque ni accident dramatique. Fin. Votre pensée, récupérée par le topo in
extremis s’effiloche. Comme ces cirrus rougis du sang du coucher, annonciateurs
de flux stratosphériques que vous ne voyez plus, haletant, collé au rocher,
bougeant mécaniquement les bras, cherchant des prises aussi inexistantes que le
sens de votre vie, tassé sur vous-mêmes, avachi, raclant en vain le rocher. Rêvant
une seconde que quelqu’un vous appelle. Le
Doigt de Dieu vous montre maintenant la direction, droit en dessous, fond de
vallée des Etançons, pierres et grisaille, quinze cent mètres plus bas. La
lumière s’éteint doucement, c’est terminé. Désolé, c’est la fin du poteau, non
du topo. [1]
La jonction se fait par la célébrissime Traversée Rollex. [2] Ce phénomène déplorable de
l’impossibilité à transmettre l’expérience fit nommer un jour le « Sens de
la Vie », voie du « Non-Sens », dénomination à éviter, le but du
topo n’étant pas de miner le moral. Au contraire, le grimpeur a besoin de
soutien. D’autant plus qu’une fin favorable n’a ici jamais vu le jour. © Michael Mac Jenbon Retour aux Topos |
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