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Lapâlif Traversée de la Montagne de la Pâle - juillet 2016
TER Lyon-Grenoble (1h25), puis TER Grenoble - Monestier de Clermont (43') - De Monestier à Gresse-en-Vercors à pied: temps infiniment variable
«Où sont les pals […] les grils, les entonnoirs de cuir ? » Jean-sol Partres, Huis clos
Ta minuscule aventure à la Pâle. Pas le truc programmé, valorisé, chiffrable, intégrable du grimpeur formaté mais une microscopisque rencontre avec l’incertain. Sous le regard indifférent de celui qui t'observe depuis là-haut, qui se fiche de toi. Tu l'as décidé, tu le fais. Le train pour quitter la grande ville et aller dans ce chalet de moyenne montagne. La gare de Grenoble, sans les voir et enfin la petite gare, puis quinze bornes en stop, c'est ce qui te reste maintenant, tu es presqu'arrivé. Sur place, tu pourras te livrer à tes petites "aventures", celles-ci bien prévisibles dans ta montagne familière. Tu rejoins la départementale, c'est désert. Le bitume plat fait
mal à ces pieds que tu as cramés toutes ces années mais sur la pente,
ce sera mieux. En attendant, avance le plus vite possible, ton pantalon
gêne, tu transpires sous tes deux sacs à dos, et tu es mi-bien mi-mal:
tu as perdu l'habitude, on dirait? Tu espère un chauffeur sympa et tu
hésites à libérer ton esprit. Peut-être que déjà tu sais que tu ne
pourras pas parce que de temps en temps, tu penses et tu les vois. Les rares voitures s’écartent pour te dépasser sans ralentir.
La route commence à monter, tu ne comptes plus visiblement, on te
prend pour un routard douteux, tu essaies de redresser ta posture, qu'on
voit ces sacs de montagne mais tout le monde sans fiche. De la gare,
tu aurais du couper par le sentier qui passe la montagne, maintenant, tu
es trop loin sur la route qui contourne la montagne. De là où tu es,
reste quoi? Douze kilomètres de bitume? Saloperie de stop. Quand tu vois le sentier qui grimpe direct dans la forêt, tu
n'hésites pas: tu es un montagnard, pas un putain de stoppeur-routard,
mieux vaut mille mètres de dénivelé qu'un kilomètre de route. Tu te mets
à poil, le temps d'enfiler le short de combat et tu attaques plein gaz.
Tu vas rejoindre la crète là-haut, la suivre et une fois arrivé
au-dessus du village, tu fondras sur la maison qui t'attend, il y aura
de l'eau, tant que tu voudras, une bonne douche même! La pente est rude,
tu vas souffrir un peu avec cette charge mais ça fait du bien de sortir
de la routine, qu'est-ce que tu en penses? Bon, tu auras un peu soif,
tu as été léger sur la gourde, alors qu'on en finisse, droit dans la
forêt. La piste forestière disparaît, tu traverses sous des rochers et
tu es content d'être là. Content de remettre tout ça en marche mais un
peu inquiet parce que tu te demandes à quel point la montagne de la Pâle
est différente de ce que tu imagines. Tu inventes la structure qui te
convient, disposes à volonté crêtes, vallons, rochers, replis. Mais plus
tu avances, moins ça ressemble à ton programme et, l'air de rien, tu
penses, tu penses à eux et tu penses à des trucs. Le nom de cette
montagne banale un peu bizarre. Difficile de ne pas partir. Alors tu
commences à déraper, le terrain n'est pas bon. De plus en plus casse-gueule, tu dérapes, une vraie patinoire,
tu te rattrapes in extremis. Peu de prises, de la terre, tu t'accroches
à des arbres, saisit des blocs descellés entre les racines moussues. Tu
essaies de garder le rythme mais les mollets protestent, la charge
déséquilibre et tu y penses de plus en plus, tu les vois déjà mieux.Au
début, tu les voyais dans les colonnes de fourmis que tes mains
écrasaient quand tu cherchais à te rattrapper dans la terre. Ou bien
dans le défilé de sangliers, de chevreuils que tu imagines passer ici la
nuit, pour l'instant, tu es TRES seul. Aventure ridicule: un sac, une maison qui t'attend, de l'eau tout à l'heure. Tu connais la région, la montagne prendra fin, tu atteindras la crète, et ce sera fini. Il y aura des ressauts successifs, bien sûr, c'est toujours comme ça, toujours un de plus que ce qu'on attend. Puis, tu seras au point de descente. Tu n'as pas un sac mal fagotté prêt à craquer, pas d'enfants sur le dos, tu n'es pas sans idée de l'endroit où tu vas, tu ne te demandes pas s'il y aura de l'eau pour toi, pour les enfants, tu sais que les loups se planquent sur les plateaux, alors pourquoi tu scrutes comme ça les ombres, les creux, derrière les arbres? Pas non plus de brigands à kalachnikov, d'esclavagistes, de fleuves infranchissables, de déserts interminables, une fois arrivé, tu pourras acheter à manger parce que tu as de l'argent, oui, tu as de quoi vivre et pas seulement survivre. Et pour toi, c'est une question de quelques heures, pas des semaines ou des mois, pas d'hiver à anticiper, alors c'est quoi, cette trouille, ce doute, cette chute que tu vois, ton corps assommé, ces insectes qui te bouffent, ces oiseaux qui te bouffent, ces rongeurs qui te bouffent et personne qui te trouve?
Quand tu sors de la forêt dans le brouillard, empêtré dans des
herbes immenses et trempées, la crête bien plus longue que tu croyais,
la forêt sombre derrière toi, ton visage n'est plus le même, tu as frôlé
l'enfer, un enfer plein de visages qui ne te quittent plus.
Aujourd'hui, tu sais qu'ils sont dans la montagne de la Pâle, dans toutes
les forêts de toutes les montagnes du Dauphiné, ils appellent,
cherchant à boire, à manger, un abri. Ils ne te quittent plus.
Texte extrait de l'Oeil du Dauphiné sur Médiapart (partie 1 en fin d'article) |
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