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Accordéon

 

On m’accuse de tordre la logique des choses, attaquer l’ordre naturel. On dit mes propos abscons, mes conseils sibyllins, mon langage pédant et vide. On me soupçonne de masquer la vacuité de mes thèses dans une purée de sophistications, ma lâcheté face au danger dans une absurde logorrhée. On préférerait lire un héros saignant ou transpirant, courageux breveté au parler franc et direct, à qui on serrerait la main délicatement de peur de la voir broyée.

A ces critiques, je répondrai au lecteur en souriant malgré mes lèvres gercées : je ne conteste rien, je suis coupable. Mais plutôt que baisser les yeux et fuir au col de l’Izoard, j’ai décidé d’agir et donner enfin sens à mon propos. Lisez ce qui suit et voyez la différence.

J’ai toujours rêvé d’une chronique étymologique. Partir d’un de ces mots simples qu’on entend au refuge le soir en sirotant la poire. Un mot dont soudain, par la vertu du dictionnaire, on découvre, enthousiasmé, l’histoire, la transcendante signification. Connaissance susceptible d’illuminer la course, élever le montagnard et faire du rustre récalcitrant un analyste, un savant.

N’ayant aucune compétence en ce domaine pointu, je débuterai par le simple mot d’Accordéon. L’idée s’imposa à moi lors d’un embouteillage récent sur la rocade Sud-est sous une pluie battante. Serré par des poids-lourds sadiques qui déversaient sur mon capot un véritable torrent depuis leurs bâches transformées en piscines, j’avançais par à-coups, condamné au mouvement alternatif familier des suburbains, première, débrayage, frein, embrayage. Moteur chauffant malgré l’hiver à force de ralentir. Et je me suis mis à rêvasser au rythme de l’Accordéon de la circulation.

Coller au précédent, freiner en scrutant le suivant dans le rétroviseur, j’ai connu ça souvent ! Je ne parle pas de route évidemment (nous ne sommes pas sur un auto-journal) mais des marches collectives, randonnées et stages encadrés où j’ai vécu ces cycles de démarrage-freinage épuisants. Jusqu’à choisir, une fois émancipé, le couple de la cordée.

Marcher en groupe produit tôt ou tard le mouvement d’Accordéon. La règle du groupe impose un leader qui, soucieux des fatigués, marche au pas de sénateur, laissant contre lui coaguler l’impatience des apprentis-alpinistes. Rapides sur le plat pour ne pas perdre le chef, ceux-ci bloquent au premier raidillon, écrasés les uns contre les autres, stoppés un temps avant de repartir en fumant. Puis, quand le guide allonge la foulée en atteignant le plat suivant, le serpent s’étire violemment, accélère en soufflant, suivant tant bien que mal, craignant que par magie l’écart lui fasse perdre à jamais son pilote. Inévitablement, arrive un deuxième raidillon, plus long, plus raide aussi, tassant brutalement la file de visages pâles. Choc qui casse le rythme, prépare courbatures et nuits blanches et fait flancher le moral des plus coriaces, pompage, décompression, cœur pétaradant et glucose au plancher.

Dans ma bagnole embuée, patinant sur le bitume arrosé, je me souvins, les yeux mouillés, du premier Accordéon. Montée au refuge Evariste Chancel en 1972. Destination Dôme de la Lauze au temps d’avant téléphérique. Col des Ruillans sans mécanique ni skieurs au lever du soleil.

Nous étions arrivés à La Grave vers midi dans un car nauséeux. Glaciers éblouissants là-haut qu’on dévorait en se tordant derrière la vitre. Guide et profs à l’avant, sacs à armature de fer dans la soute. Débarqués sur la nationale sous un fouillis de séracs hallucinant, une coiffe de rochers noirs géants. Je m’étais écroulé sur un pré avec des lunettes bizarres faîtes pour l’Annapurna, coques noires encerclant des verres d’épaisseur considérable, un truc de zombies drosophiles pour une guerre nucléaire. Sous l’église, j’ai reluqué comme un dément les montagnes qui allaient manger ma vie.

Et nous sommes partis. Vingt cinq garçons en culottes courtes bien plus costauds que moi. Et toi, Noëlle, seule fille du groupe. Comment imaginer que je serai celui qui prendrait un jour cette place auprès de toi ? Tu étais discrète, une dégaine de garçon, tous faisaient semblant de t’ignorer, ayant identifié ton père dans le prof aux bras d’acier qui faisait le serre-file. Faut dire aussi que les petits citadins faisaient profil bas tellement ils en bavaient. A cause du satané Accordéon.

On se cognait la tête dans le sac devant avec piolet à manche de bois incliné à 45°, pas facile à éviter. Heureusement qu’on montait, sinon, y aurait eu des yeux crevés. J’étais juste derrière toi, Noëlle, ne voyant que tes cheveux noirs et ton pantalon coupé aux genoux, calquant mon pas sur le tien, surpris d’avoir tant de mal jusqu’au raidillon inévitable où, surpris, j’ai percuté ton sac, honte sur moi. Par la suite, j’ai tout fait pour ne pas recommencer. Je souffrais dur avec cette chaleur de juin à midi, beau temps, aucun vent et ce nuage de mouches autour de moi. On a mangé pas trop loin l’un de l’autre au bord du sentier mais je ne disais rien, concentré sur le lendemain qui m’inquiétait, vu que j’en pouvais plus, qu’on annonçait un glacier, ce truc inconnu, la première fois pour moi. Et puis le guide s’est levé et nous sommes repartis. Avance, ralentis, aspire, expire, l’Accordéon jusqu’au soir. Après une mauvaise nuit, rebelote au matin du jour de notre première cordée, Noëlle. Et puis, après avoir failli m’évanouir, tellement j’avais froid aux mains, j’ai découvert l’océan d’Oisans d’un bout à l’autre de l’horizon et ma vie a changé pour de bon.

N’en conclus pas trop vite que j’y suis allé pour toi, Noëlle ! Malgré l’Accordéon qui nous a embrassés, la corde qui nous a attachés, malgré ce bonheur partagé en arrivant au Dôme, il s’est passé un paquet d’années avant que de nouveau, on s’encorde. Puis qu’on se décorde. Et ceci définitivement, parce qu’en vérité, on ne s’est jamais accordé Noëlle. L’Accordéon a engendré notre cordée mais pas notre accord. Buter, freiner, accélérer et rebuter, faire l’Accordéon avec toi, Noëlle, étaient les préliminaires à notre encordement, je peux te l’assurer. Mais rien de plus, Noëlle, rien de plus.

C’est pourquoi je peux conclure que l’étymologie véritable d’Accordéon n’est pas l’accord mais la cordée. Un Accordéon est un instrument à corde qui ne produit pas d’accords. Il permet de s’encorder mais non de s’accorder. Et je n’ai plus rien à dire sur le sujet que je considère épuisé.

Grâce à Dieu, je n’ai pas cartonné sur le périphérique tandis que je rêvais de toi, Noëlle, hypnotisé par l’emballement des essuie-glaces. Tandis que je songeais au glacier de la Lauze avant le téléphérique quand la montagne nous promettait tout. Quand nous ne connaissions de la mort rien du tout.

 

Alain Chellous

 

 

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